Chapitre 13
La cause de la mort… La sœur leva les yeux et mordilla pensivement le bout de son porte-plume en bois. La minuscule pièce, très modeste, était chichement éclairée par des chandelles disposées à côté et au sommet des piles de documents éparpillées sur son bureau. Entre de gros livres, des rouleaux de parchemin s’entassaient en équilibre précaire. Sous la masse de rapports en attente, on apercevait à peine la surface patinée par le temps du vieux meuble.
Sur les étagères, derrière la femme, une impressionnante collection d’artefacts magiques prenait la poussière depuis des lustres. Les domestiques, absolument irréprochables, n’avaient pas le droit de les épousseter. La sœur aurait dû s’en charger, mais le temps et l’envie lui en manquaient. De plus, dans cet état, les objets semblaient bien plus mystérieux et importants aux yeux de ses visiteurs.
Des tentures voilaient les fenêtres. La seule tache de couleur, en ce lieu de retraite, était le tapis bleu et jaune – une spécialité locale – placé de l’autre côté du bureau. En général, ses visiteurs passaient leur temps à le regarder…
Cause de la mort… Les rapports, quelle corvée ! Peut-être, mais ils étaient nécessaires. Pour le moment, en tout cas. Le Palais des Prophètes exigeait des tombereaux de rapports. Certaines sœurs ne sortaient quasiment jamais des bibliothèques, occupées à classer et à materner ces documents, enregistrant jusqu’au dernier bavardage qui pouvait, un jour, se révéler capital.
Eh bien, il ne lui restait plus qu’à trouver une cause acceptable de la mort. Dire la vérité était hors de question. Les autres sœurs voudraient une explication satisfaisante, car elles accordaient une grande valeur aux détenteurs du don. Les imbéciles !
Un accident au cours d’une formation ? Parfait ! Voilà des années qu’elle n’avait plus fait ce coup-là. Ravie, elle trempa sa plume dans l’encre et écrivit : « Cause de la mort : un accident avec le Rada’Han lors d’une formation. Comme je l’ai souvent souligné, une brindille, aussi jeune et souple fut-elle, finit par casser si on la plie trop. »
Qui contesterait cela ? Tout le monde se demanderait qui était responsable – en évitant de trop creuser, pour ne pas être accusé.
Alors que la sœur tamponnait son texte avec un buvard, quelqu’un gratta à sa porte.
— Un moment, je vous prie…
Elle prit la lettre du garçon, l’approcha de la flamme d’une bougie, la regarda se consumer puis la jeta dans la cheminée éteinte. Le sceau brisé avait fondu, formant une étrange pâte rouge. Le gamin n’écrirait plus jamais rien…
— Entrez.
La porte s’ouvrit assez pour laisser passer une tête.
— Ma sœur, c’est moi, dit une petite voix.
— Ne reste pas plantée là comme une novice. Entre et ferme la porte.
La femme obéit après avoir jeté un regard inquiet dans le couloir. Contrairement aux autres visiteurs, elle ne baissa pas les yeux sur le tapis.
— Sœur…
— Arrête ! Pas de nom quand nous sommes seules. Combien de fois te l’ai-je répété !
La femme sonda les murs comme si elle s’attendait à en voir sortir quelqu’un.
— Vous avez sûrement protégé votre bureau…
— Bien entendu, par un bouclier ! Mais la brise peut toujours charrier nos paroles jusqu’à de mauvaises oreilles. Si ça arrivait, tu ne voudrais pas que nos noms y figurent.
— Évidemment que non ! Vous avez raison… (La femme se tordit les mains.) Un jour, ces précautions ne seront plus nécessaires. Je déteste devoir me cacher. Mais nous pourrons bientôt…
— Qu’as-tu découvert ? coupa la sœur.
Elle regarda la femme lisser sa robe puis poser le bout des doigts sur le bureau et se pencher en avant. Ses yeux brillaient de férocité. Des yeux étranges, bleu pâle avec des taches de violet. La sœur avait toujours du mal à ne pas les sonder…
— Nous l’avons trouvé !
— Tu as vu le livre ?
— Oui, au moment du dîner. J’ai attendu que les autres soient à table. Le sujet a refusé la première offre !
— Quoi ? s’écria la sœur. Tu en es sûre ?
— C’était écrit dans le livre magique. Et il n’y a pas que ça… Le sujet est un adulte.
— Un adulte ? Laquelle de nos sœurs a dû mettre fin à ses jours ?
— Quelle importance ? Toutes les trois sont des nôtres.
— Non. Je n’ai pas pu en envoyer trois, mais seulement deux. L’une d’elles est une Sœur de la Lumière.
— Pourquoi avoir permis ça ? C’est tellement important…
— Silence ! dit la sœur en tapant sur son bureau. Réponds à ma question !
— Sœur Grace s’est donné la mort.
— C’était l’une des nôtres…
— Alors, il n’en reste qu’une… Est-ce sœur Elizabeth ou sœur Verna ?
— Tu n’as pas à le savoir.
— Pourquoi ? Je déteste être toujours dans l’ignorance. Ne pas pouvoir dire si je parle à une Sœur de la Lumière… ou à une Sœur de l’Obscurité.
— Ne prononce plus jamais ces deux mots à voix haute ! s’écria la sœur en tapant de nouveau du poing. Ou je t’enverrai en pièces détachées à Celui Qui N’A Pas De Nom !
Cette fois, la visiteuse blêmit et baissa les yeux sur le tapis.
— Pardonnez-moi…
— Les Sœurs de la Lumière pensent que nous sommes un mythe. Si ce nom atteignait leurs oreilles, elles se poseraient des questions. Ne le prononce plus jamais ! Si les sœurs te démasquaient, elles te passeraient un Rada’Han autour du cou avant que tu puisses dire « ouf ».
— Mais je…, fit la visiteuse en portant les mains à sa gorge.
— Tu t’arracherais les yeux pour ne pas les voir t’interroger jour après jour. C’est pour ça que tu ignores le nom de nos compagnes. Ainsi, même sous la torture, tu ne pourras pas les trahir. Et il en va de même pour elles. Aucune ne sait qui tu es. C’est une façon de nous protéger, afin que nous puissions lutter pour la cause. À part moi, tu ignores qui d’autre est dans notre camp.
— Ma sœur, je me couperais la langue avec les dents plutôt que vous dénoncer.
— Tu dis ça maintenant… Avec un Rada’Han autour du cou, tu les implorerais de te laisser dire mon nom, si elles consentaient à te l’enlever… Et que je te pardonne ou pas n’aurait pas d’importance. Si tu faillis, Celui Qui N’A Pas De Nom n’aura pas pitié de toi. Quand tu croiseras son regard, tout ce qu’on aura pu t’infliger avec le Rada’Han de ton vivant ressemblera à une agréable partie de campagne…
— Mais je sers le… j’ai prêté serment…
— Les serviteurs loyaux seront récompensés quand Celui Qui N’A Pas De Nom traversera le voile. Ceux qui l’auront trahi, ou combattu, auront l’éternité pour regretter leur erreur.
— Bien entendu, ma sœur… Je vis pour le servir. Et je ne décevrai jamais notre maître.
— Tu le jures sur ton âme ?
— J’ai prêté serment ! s’indigna la visiteuse en relevant ses yeux tachés de violet, brillants de défi.
— Comme nous toutes, ma sœur… Comme nous toutes… Le livre disait-il autre chose ?
— Je n’ai pas pu tout lire, mais j’ai quelques informations. Le sujet est avec la Mère Inquisitrice. Il doit même l’épouser…
— La Mère Inquisitrice… Ce n’est pas un problème ! Autre chose ?
— C’est le Sourcier.
La sœur frappa de nouveau sur son bureau.
— Maudite soit la Lumière ! Le Sourcier ! Mais bon, nous ferons avec… C’est tout ce que tu sais ?
— Il est adulte et très fort. Pourtant, les migraines lui ont fait perdre conscience deux jours seulement après l’activation du don.
La sœur se leva lentement, les yeux écarquillés.
— Deux jours ? Tu es sûre d’avoir bien lu ?
— Oui, c’est ce que disait le livre. Mais ça n’est pas nécessairement exact. D’ailleurs, je ne vois pas comment ça pourrait l’être…
— Deux jours, répéta la sœur en se rasseyant. Il faut d’urgence que cet homme ait un Rada’Han autour du cou !
— Même les Sœurs de la Lumière seraient d’accord avec vous, pour une fois… Au fait, elles ont envoyé un message en retour. Signé par la Dame Abbesse.
— Elle a donné directement des ordres ?
— Oui… J’aimerais tant savoir si elle est avec ou contre nous !
La sœur ignora la remarque.
— Que disait-elle ?
— S’il refuse la troisième offre, sœur Verna devra le tuer. Vous comprenez cet ordre ? S’il agit ainsi, avec la force de son don, il lui restera à peine quelques semaines à vivre. Alors, pourquoi l’exécuter ?
— As-tu entendu parler d’un sujet ayant décliné la première offre ?
— Non, je ne crois pas…
— C’est une des règles… Si un sujet refuse les trois offres, il doit être abattu, pour lui épargner la souffrance et la folie qui l’attendent. Tu n’as jamais vu un ordre pareil, parce qu’un cas de ce genre ne s’est jamais présenté à toi.
» Moi, j’ai passé du temps à étudier les prophéties, dans les catacombes, et j’ai découvert cette règle. La Dame Abbesse les connaît toutes, jusqu’à la plus ancienne et obscure. Et elle a peur, car elle a eu les mêmes lectures que moi.
— La Dame Abbesse a peur ? Je ne l’ai même jamais vue inquiète…
— Pourtant, elle est effrayée… Pour nous, les deux options sont favorables. S’il accepte le collier, nous nous occuperons de lui à notre façon, comme d’habitude. S’il est tué, ça nous évitera du travail. En y réfléchissant bien, il vaudrait peut-être mieux qu’il meure, avant que les Sœurs de la Lumière découvrent qui il est. Si ce n’est pas déjà fait…
— Si elles savent, certaines Sœurs de la Lumière voudront le tuer même s’il accepte une offre.
— Tu as raison… Quel dilemme mortel pour elles ! Et quelle formidable occasion pour nous ! (La sœur se rembrunit soudain.) Et nos autres affaires en cours ?
— Ranson et Weber attendent là où vous le leur avez ordonné. Ils se rengorgent un peu trop, parce qu’ils ont passé toutes les épreuves et seront bientôt libérés. (La visiteuse eut un sourire sadique.) Je leur ai rappelé qu’ils portaient toujours le collier. Vous n’avez pas entendu leurs genoux s’entrechoquer ?
— J’ai des leçons à donner… Tu me remplaceras. Dis aux autres que les rapports m’accaparent. J’irai voir nos deux amis. Ils ont peut-être réussi toutes les épreuves de la Dame Abbesse, mais pas les miennes. L’un d’eux doit encore prêter serment. Et l’autre…
La visiteuse se pencha davantage sur le bureau, l’air avide.
— Lequel allez-vous… J’aimerais tant regarder ce spectacle. Vous me raconterez tout ?
— C’est promis, du début à la fin. Jusqu’au dernier cri. À présent, va t’occuper de mes leçons…
La visiteuse sortit d’une démarche d’écolière joyeuse. Elle s’excitait trop, et c’était dangereux. Ce genre de passion perverse poussait à oublier la prudence. Sortant un couteau de son tiroir, la sœur nota mentalement d’avoir moins recours à elle à l’avenir… et de la surveiller de près.
Elle éprouva le tranchant de la lame du bout du pouce. Satisfaite du résultat, elle glissa le couteau dans la manche qui ne contenait pas le dacra. Puis elle prit une statuette poussiéreuse, sur une étagère, et la glissa dans sa poche. Avant de sortir, elle se souvint qu’il lui manquait un objet essentiel et retourna chercher le nerf de bœuf posé contre un flanc de son bureau.
À cette heure tardive, les couloirs étaient quasiment déserts. Malgré la chaleur, la sœur resserra les pans de son manteau. Penser à ce nouveau sujet né avec le don la faisait frissonner. Un adulte !
Troublée, la sœur avança en silence dans le long couloir au sol couvert d’un épais tapis. Elle passa devant des torches fixées aux murs lambrissés, des dessertes décorées de fleurs séchées et des fenêtres aux lourds rideaux qui donnaient sur la cour intérieure et le mur d’enceinte. Dans le lointain, les lumières de la ville dansaient comme des lucioles. Un air légèrement fétide s’infiltrait par les fenêtres. On ne devait pas être loin de la marée basse…
Les domestiques affairés à tout astiquer se jetèrent à genoux sur le passage de la sœur. Elle les remarqua à peine et ne daigna pas les saluer. Cette vermine ne méritait pas son attention.
Un sujet adulte !
La sœur s’empourpra de colère à cette idée. Comment était-ce possible ? Quelqu’un avait dû commettre une erreur. Une tragique omission. Oui, ce devait être ça…
Une servante agenouillée pour nettoyer une tache, sur le tapis, leva les yeux juste à temps pour s’écarter en s’écriant : « Pardonnez-moi, ma sœur ! »
Aplatie comme une carpette, elle s’excusait encore bien après que la sœur l’eut dépassée.
Un adulte ! Ce sujet-là aurait déjà été difficile à traiter dans sa prime enfance. Alors, maintenant… De frustration, la sœur se tapota la cuisse avec son nerf de bœuf. Deux autres servantes, debout sur son passage, se jetèrent à genoux en entendant ce son, les yeux fermés derrière leurs mains jointes.
Eh bien, adulte ou pas, le gaillard aurait un Rada’Han autour du cou et une myriade de sœurs pour le garder à l’œil. Cela dit, il s’agissait en plus du Sourcier. Un homme difficile à contrôler, à n’en pas douter. Et terriblement dangereux…
S’il le fallait, décida-t-elle, il pourrait toujours avoir un « accident lors de sa formation ». Sinon, d’autres dangers menaçaient les sujets, certains risquant de les laisser dans un état pire que la mort. Mais si elle pouvait le « retourner », ou au moins l’utiliser, le jeu en vaudrait la chandelle.
Elle s’engagea dans un couloir qu’elle avait d’abord cru désert, puis remarqua une jeune femme qui regardait par une fenêtre. Une des novices, lui sembla-t-il… Elle s’arrêta derrière la fille et croisa les bras. Sur la pointe des pieds, la novice s’appuyait des coudes au rebord de la fenêtre pour mieux regarder le portail du mur d’enceinte.
La sœur se racla la gorge. La jeune femme se retourna, poussa un petit cri et se fendit d’une révérence exagérée.
— Pardonnez-moi, ma sœur, je ne vous avais pas entendue. Permettez- moi de vous souhaiter le bonsoir…
Quand la fille releva un peu les yeux, la sœur lui glissa son nerf de bœuf sous le menton pour la forcer à la regarder en face.
— Tu t’appelles Pasha, je crois ?
— Oui, ma sœur. Pasha Maes. Novice du troisième niveau. Sur le point de prononcer mes vœux.
— Sur le point… La présomption, ma fille, ne sied pas à une sœur et moins encore à une novice. Même du troisième niveau.
Pasha baissa la tête autant qu’elle le put malgré le nerf de bœuf.
— Vous avez raison, ma sœur. Pardonnez-moi.
— Que fais-tu ici ?
— J’admirais les étoiles… C’est tout.
— Les étoiles ? Il me semble plutôt que tu regardais le portail. Aurais-je tort, novice ?
Pasha essaya de baisser encore la tête, mais le nerf de bœuf l’en empêcha, la forçant de nouveau à croiser le regard de la sœur.
— Non, ma sœur, vous ne vous trompez pas. Je regardais le portail. (Elle hésita, se mordillant les lèvres.) J’ai entendu les autres filles bavarder… Il paraît que trois sœurs, parties en mission il y a longtemps, vont bientôt revenir. Ça signifie qu’elles ramèneront un nouveau sujet né avec le don. Depuis des années que je suis ici, je n’ai jamais vu ça. Vous savez, je vais bientôt… enfin, j’espère bientôt prononcer mes vœux. Pour ça, je devrai m’occuper de ce nouveau. J’ai tellement envie de devenir une sœur ! J’ai travaillé si dur dans ce but ! Et attendu si longtemps ! Hélas, aucun nouveau n’est jamais venu. Pardonnez-moi, ma sœur, mais je suis tellement excitée par cette histoire… Alors, je surveillais le portail pour voir le nouveau arriver…
— Tu te crois assez forte pour te charger de lui ?
— Oui. J’étudie et je m’entraîne chaque jour.
— Vraiment ? Fais-moi voir ça…
Alors que les deux femmes se dévisageaient, la sœur sentit ses pieds se décoller du sol de quelques pouces. Une poussée solide et forte sur l’air. Pas mal du tout… La sœur se demanda si Pasha saurait résister à des interférences. Aussitôt des flammes apparurent aux deux extrémités du couloir et fondirent sur elles. La novice ne broncha pas, mais les flammes heurtèrent deux murailles d’air avant de les atteindre. Opposer l’air au feu n’étant pas idéal, Pasha corrigea cette petite erreur. Avant que les flammes les embrasent, les murailles se liquéfièrent et les éteignirent.
Bien qu’elle n’eût pas essayé, la sœur savait qu’elle ne pourrait pas bouger. La prison d’air de Pasha était trop solide…
La sœur la transforma en glace et la brisa. Une fois libre, elle souleva à son tour Pasha du sol. Les toiles défensives de la novice se déployèrent sans parvenir à repousser l’attaque. Mais les pieds de la sœur quittèrent de nouveau le tapis. Impressionnant. Même emprisonnée, la fille réussissait à riposter.
Les sorts s’affrontèrent, s’entrelacèrent et se nouèrent, les attaques et les défenses se succédant à un rythme infernal.
Le duel silencieux continua, chaque femme en suspension dans les airs.
Lassée de ce jeu, la sœur se dégagea des toiles magiques et les suspendit à la novice. Se posant en douceur sur le sol, elle laissa Pasha supporter toute la charge. Une façon simple, mais sournoise, de rompre un combat : laisser l’autre se débattre avec ses propres sorts d’attaque et de défense, plus ceux de son adversaire. Pasha n’avait pas prévu le coup et fut incapable de s’en sortir. Ce genre de ruse ne s’enseignait pas aux novices.
Le visage ruisselant de sueur, la jeune femme eut un rictus de douleur. Les forces qui se déchaînaient dans le couloir firent se relever tous les coins des tapis. Dans leurs supports, les torches tremblaient. Pasha laissa exploser sa colère, le front plissé. Elle brisa les sorts et l’onde de choc fit exploser un miroir tout au bout du couloir.
— Je n’avais jamais vu quelqu’un faire ça, ma sœur dit-elle en retombant sur le sol. Ce n’est pas… réglementaire.
Le nerf de bœuf souleva de nouveau le menton de la novice.
— Les règlements sont conçus pour les jeux d’enfants, ma fille. Et tu n’es plus une gamine. Quand tu auras prononcé tes vœux, tu affronteras des situations où les règles n’ont pas cours. Il faut t’y préparer. Sinon, tu risques de te retrouver du mauvais coté d’une dague tenue par quelqu’un qui se fiche des « règles ».
— Je comprends… Merci de la leçon.
La sœur sourit intérieurement. Cette enfant avait des tripes. Une qualité rare chez les novices, même du troisième niveau.
Elle étudia de nouveau Pasha : des cheveux bruns jusqu’aux épaules, de grands yeux noirs, un visage agréable, une bouche à rendre les hommes fous, un port de tête altier et des courbes que même sa robe de novice – une version à peine améliorée d’un sac ! – ne parvenait pas à dissimuler.
La sœur laissa glisser son nerf de bœuf le long de la gorge de la fille, puis entre ses seins.
Un sujet adulte…
— Et depuis quand, Pasha, les novices sont-elles autorisées à ne pas boutonner le haut de leurs robes ?
— Excusez-moi, ma sœur, dit la novice en rougissant. Il fait si chaud, cette nuit… Je croyais être seule. Et comme je transpirais… Personne n’étant là, je… Enfin, veuillez me pardonner.
Les doigts de Pasha volèrent vers les boutons. La sœur les écarta doucement avec son nerf de bœuf.
— Le Créateur t’a faite comme tu es. Il ne faut pas en avoir honte. Dans Sa grande sagesse, Il ta offert la beauté. Seuls les mécréants te blâmeraient de montrer ce qu’il a sculpté de ses mains.
— Merci, ma sœur… Je n’avais jamais vu les choses de cette façon. Que voulez-vous dire par « mécréants » ?
— Les infidèles qui adorent Celui Qui N’A Pas De Nom ne se cachent pas dans les ombres, mon enfant. Ils peuvent être partout. Peut-être en es-tu une. Ou moi…
Pasha se jeta à genoux.
— Par pitié, ne dites pas cela de vous, même en plaisantant ! Vous êtes une Sœur de la Lumière, dans le Palais des Prophètes, à l’abri des machinations de Celui Qui N’A Pas De Nom.
— À l’abri ? (Du bout de son nerf de bœuf, la sœur fit signe à Pasha de se relever.) Seul un imbécile se croit à l’abri, même ici. Les Sœurs de la Lumière ne sont pas des idiotes. Elles restent sur leurs gardes, attentives aux murmures du mal, y compris sous leur toit.
— Oui, ma sœur. Merci pour cette nouvelle leçon.
— Penses-y chaque fois qu’on voudra te faire honte à cause de la beauté que le Créateur t’a donnée. Demande-toi pourquoi tes appas font s’empourprer les gens. S’empourprer de luxure, à la manière de Celui Qui N’A Pas De Nom…
— Ma sœur, je ne saurais trop vous remercier. Je n’avais jamais pensé au Créateur de cette façon…
— Il n’agit pas sans bonnes raisons. Tu n’y avais jamais réfléchi ?
— Que voulez-vous dire ?
— Prenons un exemple. Quand Il donne de la force à un homme, a-t-Il une idée en tête ?
— Tout le monde sait ça… Cette force doit être utilisée pour nourrir la famille de l’homme. Afin qu’il fasse son chemin dans la vie et emplisse le Créateur de fierté. En étant paresseux, il gaspillerait le don qu’il a reçu.
— Selon toi, que prévoyait le Créateur quand Il t’a offert un corps si désirable ?
— Eh bien… je… je ne sais pas exactement. Sans doute dois-je m’en servir pour que le Créateur soit… hum… fier de Son œuvre. Mais comment ?
— Réfléchis à la question, mon enfant. Demande-toi pourquoi tu es ici, en ce moment précis. Aucune de nous n’y est par hasard. Nous avons une mission à accomplir.
— Oh, oui ! Aider ceux qui ont le don à le contrôler, afin qu’ils n’entendent pas la voix de Celui Qui N’A Pas De Nom, mais celle du Créateur.
— Et comment nous acquittons-nous de cette mission ?
— Grâce au pouvoir que nous a offert le Créateur, nous guidons ceux qui sont nés avec le don.
— Si le Créateur t’a confié ce pouvoir – une forme de magie – dans un but bien précis, crois-tu qu’il t’a faite désirable par hasard ? Ou est-ce lié à ta vocation de Sœur de la Lumière ? Un atout que tu dois utiliser pour Le servir ?
— Voilà encore une chose nouvelle pour moi… Comment mes charmes pourraient-ils Le servir ?
— Les voies du Créateur sont impénétrables, mon enfant. Le moment venu, tu sauras…
— Oui, ma sœur, fit Pasha, dubitative.
— Ma fille, quand tu vois un homme doté par le Créateur d’un beau visage et d’un corps parfait, que ressens-tu ?
— Parfois, ça me fait battre le cœur plus fort. Je me sens bien, et il y a quelque chose, dans mon ventre, qui…
La novice vira carrément à l’écarlate.
— Ne rougis pas, petite. Il est naturel de vouloir toucher ce que les mains du Créateur ont façonné. Crois-tu qu’Il s’offusque que tu admires Son œuvre ? Eh bien, il en va de même avec toi : les hommes désirent toucher le corps qu’il ta donné. Et ce serait une insulte à Sa face de ne pas mettre ta beauté à Son service.
— Vous m’ouvrez tant d’horizons nouveaux, ma sœur… Plus je vous écoute, plus je m’aperçois que je ne savais rien. J’espère, un jour, devenir une Sœur de la Lumière à demi aussi avisée que vous.
— L’esprit souffle où il veut, Pasha. La vie nous donne des leçons aux moments les plus inattendus. Comme ce soir. (Du bout de son nerf de bœuf, elle désigna la fenêtre.) Tu étais là par curiosité, et voilà que tu as découvert des notions de la plus haute importance.
— Ma sœur, dit Pasha, merci d’avoir pris le temps de m’éclairer. Aucune sœur ne m’avait jamais parlé ainsi…
— Cette leçon, mon enfant, s’écarte un peu des normes du palais. Celui Qui N’A Pas De Nom serait furieux que tu l’aies reçue, alors, garde-la pour toi. En réfléchissant à ce que je t’ai dit, à mesure que les voies du Créateur se révéleront à toi, tu comprendras mieux comment Le servir. Si tu as besoin d’éclaircissements, sache que je serai toujours là pour t’aider. Mais ne parle pas de tout ça aux autres. N’oublie pas : on ne sait jamais qui prête l’oreille aux murmures de Celui Qui N’A Pas De Nom.
— Je serai discrète, ma sœur…
— Une novice doit passer de nombreuses épreuves. Et tout cela est régi par des règles très strictes. Pour devenir une Sœur de la Lumière, l’ultime test est de s’occuper d’un nouveau sujet. À ce moment-là, les règles ne sont plus aussi rigides. Il est difficile de prendre en charge un garçon né avec le don. Mais ne va pas penser que ces jeunes gens sont mauvais…
— Difficile en quoi, ma sœur ?
— Ces individus sont arrachés à leur vie pour vivre dans un endroit inconnu et satisfaire à des exigences qu’ils ne comprennent pas. Ils risquent de se révolter, parce qu’ils ont peur. Nous devons être patientes…
— Ils ont peur de nous et du palais ?
— N’étais-tu pas effrayée quand tu es arrivée ici ?
— Eh bien, si, mais à peine… C’était le rêve de ma vie, vous savez !
— Ce n’est pas toujours le cas pour les nouveaux sujets. Et leur pouvoir les perturbe. Le tien grandit avec toi. Chez eux, il se révèle d’un coup, contre leur volonté. Le Rada’Han éveille leur don et cela les désoriente. Souvent, ça les terrorise. Alors, ils nous combattent.
» La responsabilité d’une novice de ton niveau est de les contrôler, pour leur propre bien, jusqu’à ce que les sœurs puissent les prendre en main. Ta mission sera si difficile que tu devras parfois oublier les règles. Le sujet dont tu t’occuperas ne les connaîtra pas, donc, elles risquent de ne pas suffire. Le collier ne peut pas tout. Quand il échoue, il faut utiliser les armes dont le Créateur nous a dotées. Tu devras prendre toutes les mesures nécessaires pour briser la volonté d’un sorcier sans formation. C’est l’ultime épreuve, mon enfant. Les novices qui échouent sont expulsées du palais.
— J’ignorais tout cela, souffla Pasha.
— Alors, je t’aurai été utile… Je suis ravie que le Créateur m’ait choisie pour t’aider. D’autres que moi y auraient peut-être mis moins de conviction. À ta place, si un nouveau m’était affecté, je viendrais demander conseil à la femme qu’il a mise sur mon chemin.
— Je le ferai, ma sœur ! Les « difficultés » dont vous parlez m’inquiètent un peu, je dois l’avouer. J’ai toujours cru que les nouveaux seraient avides d’apprendre. À vrai dire, je pensais que les former était une joie.
— Tous sont différents. Certains ressemblent à des nourrissons au berceau… Espérons que le tien sera ainsi. D’autres cherchent l’épreuve de force. Dans les archives, j’ai lu des rapports sur des sujets qui avaient activé leur don avant que nous les découvrions pour leur mettre un Rada’Han et les aider.
— Vraiment ? Cela doit être terrifiant… Sentir le pouvoir sans notre présence pour les guider.
— La peur les rend hostiles, comme je te l’ai dit. J’ai même découvert un sujet qui a refusé la première proposition.
— Mais…, souffla Pasha, bouleversée, dans ce cas, une des sœurs a dû…
— Oui. C’est un prix que nous devons être prêtes à payer. Notre fardeau n’est pas léger, mon enfant.
— Pourquoi ses parents ne l’ont-ils pas forcé à accepter ?
— Eh bien… (La sœur baissa la voix.) Le rapport précise que ce sujet-là était adulte.
— Un adulte ? s’écria Pasha. Si un jeune garçon peut poser des problèmes, avec un adulte, ce doit être affreux !
— Nous sommes ici pour accomplir les desseins du Créateur. On ne sait jamais pourquoi il nous réserve un défi plus dur à relever que celui des autres. Une novice chargée d’un nouveau sujet ne doit reculer devant rien. Et oublier les règles, car elle peut être amenée à les violer.
» Veux-tu toujours prononcer tes vœux ? Iras-tu jusqu’au bout, même si le sujet qu’on te confiait était terriblement difficile ?
— Oui, ma sœur ! Si cela m’arrivait, je penserais que c’est une épreuve envoyée par le Créateur. Et je ne faillirais pas. Tout ce que je sais, et tout ce que je suis, sera mis au service de ma mission. Quand mon sujet arrivera, je serai très attentive, pour découvrir s’il vient d’un pays étranger, s’il a des coutumes bizarres, s’il a peur ou s’il s’agit d’un trublion. Puis j’établirai mes propres règles, afin de réussir. (Pasha se racla la gorge, hésitante.) Et si vous me soutenez vraiment, comme vous l’avez dit, je suis sûre que je n’échouerai pas.
— Je t’ai donné ma parole, déclara la sœur. Je la tiendrai, quelles que soient les difficultés. (Elle fit mine de réfléchir.) Qui sait, ta beauté permettra peut-être au nouveau de voir, à travers elle, la grandeur du Créateur.
— Ce sera un honneur pour moi de montrer la Lumière du Créateur à un futur sorcier. La manière importe peu…
— Tu as cent fois raison, mon enfant. (La sœur se redressa et frappa dans ses mains.) À présent, je veux que tu ailles voir la maîtresse des novices. Dis-lui que tu as trop de loisirs et que tu veux, dès demain, être plus occupée. Ajoute que tu as passé beaucoup de temps à regarder par la fenêtre…
— Je le ferai, ma sœur…
— Comme toi, j’ai entendu dire que trois sœurs sont sur la piste d’un sujet né avec le don. Elles ne reviendront pas aussi vite que tu l’espères – si elles reviennent ! – mais ce jour-là, j’irai voir la Dame Abbesse et je lui rappellerai que tu es la première sur la liste des futures sœurs. Et que tu es prête à remplir ta mission.
— Merci ! Oh, merci, ma sœur !
— Tu es une superbe jeune femme, Pasha. Et l’incarnation de la beauté de l’œuvre du Créateur.
— Merci, répéta Pasha – sans rougir, cette fois.
— Remercie plutôt le Créateur…
— Je n’y manquerai pas… Ma sœur, avant l’arrivée du nouveau, pourrez vous m’en apprendre plus sur ce qu’il a prévu pour moi ? m’aiderez-vous à comprendre ?
— Si tu le désires…
— C’est mon vœu le plus cher !
— Alors, il en sera ainsi, conclut la sœur en tapotant la joue de Pasha. Maintenant, file chez la maîtresse des novices. Je refuse qu’une future sœur passe son temps à regarder par la fenêtre.
— J’y cours, ma sœur, dit Pasha. (Elle fit une dernière révérence s’en fut à grandes enjambées, mais s’arrêta et se retourna.) Ma sœur… je crois… hum… j’ai peur de ne pas connaître votre nom.
— File, te dis-je !
— À vos ordres !
La sœur évalua d’un œil approbateur le déhanchement de Pasha tandis quelle s’éloignait, s’arrêtant au passage pour remettre en place les coins des tapis. En plus de tout, cette enfant avait des chevilles ravissantes.
Un sujet adulte !
La sœur reprit son chemin. Elle longea des couloirs puis s’engagea dans une série d’escaliers. Quand elle eut atteint un certain niveau du palais, les marches de bois furent remplacées par des degrés de pierre. Il faisait moins chaud ici, mais l’air restait étouffant et on sentait encore l’odeur de la marée basse.
Dans cette partie du bâtiment, moins illuminée, les domestiques étaient rares. Bientôt, la sœur n’en croisa plus aucun. Elle descendit encore, jusque dans les entrailles du palais, où il lui fallut, en l’absence de torche, s’éclairer avec une flamme de paume. Arrivée devant la porte qu’elle visait, elle s’en servit pour allumer la torche fixée dans un support, près de l’entrée. La petite pièce aux murs de pierre devait être une cellule abandonnée, ou quelque chose dans ce genre. Elle était vide, à part de la paille sur le sol… et les deux sorciers assis dessus.
Ils se levèrent, vacillant un peu. Chacun portait la tunique unie adaptée à son rang élevé. Et tous les deux affichaient un sourire idiot. Ils ne se rengorgeaient pas, comprit la sœur. Ces deux crétins étaient ivres morts, sans doute pour fêter leur dernière nuit au palais. Leurs ultimes instants avec les Sœurs de la Lumière ! Et le moment tant attendu où on les débarrasserait de leurs Rada’Han…
Ces hommes étaient amis depuis leur arrivée au palais, presque en même temps, à un âge très tendre, Sam Weber était un garçon très simple de taille moyenne. Il avait des cheveux bruns et sa mâchoire rasée de près semblait trop grosse pour son visage délicat. Un peu plus grand, les cheveux noirs coupés court, Neville Ranson arborait une barbe soigneusement taillée qui commençait à peine à grisonner. Comparé à celui de son ami, son visage pouvait être qualifié d’anguleux.
La sœur avait toujours pensé qu’il deviendrait un bel homme. Elle le connaissait depuis qu’il séjournait au palais. Novice à l’époque, elle avait dû s’occuper de lui : l’épreuve ultime pour devenir une Sœur de la Lumière. Tout ça remontait à des années…
Le sorcier Ranson croisa les bras sur son ventre et se fendit d’une révérence théâtrale et… titubante. Il se releva puis sourit. Comme toujours cela le fit ressembler à un gamin, malgré ses tempes argentées.
— Bonsoir, sœur…, commença-t-il.
La femme le frappa avec son nerf de bœuf, si fort qu’elle sentit sa pommette se briser. Criant de douleur, il tomba à la renverse.
— Je t’ai dit de ne jamais utiliser mon nom quand nous sommes seuls ! Être saoul ne te dispense pas d’obéir.
Le sorcier Weber, immobile comme une statue, blême et les yeux écarquillés, ne semblait plus du tout d’humeur à sourire.
Ranson roula sur le sol, une main sur sa joue, souillant la paille de sang.
— Comment osez-vous ? explosa soudain Weber. Nous avons passé toutes les épreuves. Nous sommes des sorciers !
La sœur envoya un filament de pouvoir dans le Rada’Han. Weber vola dans les airs et percuta un mur, le collier le plaquant contre les pierres comme un clou attiré par un aimant.
— Les épreuves ! cria la sœur. Vous n’avez pas réussi les miennes ! (Elle fit souffrir Weber jusqu’à ce qu’il ne puisse presque plus respirer.) C’est comme ça que tu montres ton respect à une sœur, vermine ?
— Pardonnez-moi, ma sœur, croassa Weber. Je vous supplie d’excuser notre arrogance. C’était l’alcool, rien de plus. Ayez pitié de nous !
Un poing sur la hanche, la sœur désigna Ranson du bout de son nerf de bœuf.
— Guéris-le ! Je n’ai pas de temps à perdre avec ces idioties. Je viens vous faire passer une épreuve, pas regarder ce crétin gémir pour trois fois rien…
Weber s’agenouilla près de son ami et le retourna doucement sur le dos.
— Neville, tout va bien. Reste tranquille, je vais t’aider.
Il écarta les mains tremblantes du blessé et posa les siennes à la place. La sœur attendit impatiemment pendant qu’il incantait. Weber était très doué pour les sorts de guérison. Quand ce fut fini, plutôt vite, il aida son ami à se relever et, avec une poignée de paille, essuya le sang sur sa joue régénérée.
— Veuillez me pardonner, ma sœur, dit Ranson, la voix calme malgré la colère qui brillait dans ses yeux. Que nous voulez-vous ?
— Ma sœur, fit Weber, campé près de son ami, nous avons fait tout ce qu’on nous a demandé. À présent, c’est terminé.
— Terminé ? Voilà qui m’étonnerait. Avez-vous oublié nos conversations ? Tout ce que je vous ai dit ? Pensiez-vous que j’aurais oublié ? Que je vous laisserais sortir d’ici, libres comme l’air ? Aucun homme ne quitte le palais sans me voir, ou rencontrer une des miennes. Vous avez un serment à prêter, messires…
Les deux sorciers se regardèrent et reculèrent d’un demi-pas.
— Laissez-nous partir, et vous aurez votre serment.
— Mon serment ? Ce n’est pas à moi que vous devez jurer allégeance, mais au Gardien. Et vous le savez. (Les deux hommes blêmirent.) Et cela, quand l’un de vous aura réussi l’épreuve. Un seul devra prêter serment.
— Un seul ? répéta Ranson, Pourquoi, ma sœur ?
— Parce que l’autre sera mort.
Les sorciers reculèrent encore et se rapprochèrent l’un de l’autre.
— En quoi consiste l’épreuve ? demanda Weber.
— Enlevez vos tuniques, et vous verrez.
— Nos tuniques ? demanda Ranson. Maintenant ?
— Pas de pudeur mal placée, les garçons ! lança presque joyeusement la sœur. Je vous ai vus nager nus dans le lac quand vous étiez hauts comme trois pommes.
— À l’époque, gémit Weber, nous étions des gosses. Pas des hommes.
— Dépêchez-vous d’obéir ! Sinon, je ferai brûler les tuniques sur vos corps !
Les deux hommes se déshabillèrent. La sœur se fit un plaisir de les détailler de la tête aux pieds, histoire de signifier que leurs atermoiements l’avaient irritée. Les sorciers rougirent comme de jeunes pucelles…
D’un geste sec du poignet, la sœur fit jaillir le couteau de sa manche.
— Contre le mur, tous les deux !
Comme ils n’obéissaient pas assez vite, elle utilisa les Rada’Han pour les plaquer contre la pierre froide. Tétanisés par le pouvoir, ils n’auraient pas pu bouger le petit doigt.
— Pitié, ma sœur, implora Ranson, ne nous tuez pas. Nous ferons tout ce que vous voudrez.
— Bien sûr… L’un de vous, en tout cas. Mais nous n’en sommes pas encore au serment. À présent, tenez votre langue, ou je me chargerai de vous réduire au silence.
La sœur vint se camper devant Weber. Posant la pointe du couteau en haut de sa poitrine, elle descendit lentement, se contentant d’inciser la peau. Le sorcier serra les dents, de la sueur ruisselant sur son front. L’incision terminée – elle faisait à peu près la longueur d’un avant-bras – la sœur revint à son point de départ et en fit une autre, à environ un doigt d’écart de la première.
Weber poussa de petits cris tout le temps que dura l’opération. Ignorant les filets de sang qui coulaient sur la poitrine du sorcier, la sœur fit une incision horizontale à la naissance des deux lignes parallèles et tira. Une bande de peau se détacha comme du papier…
Elle fit subir la même torture à Ranson, qui ne put retenir ses larmes mais ne dit pas un mot, conscient que ça aggraverait son sort. Quand ce fut fini, la femme inspecta son travail. Les deux bandes de peau étaient parfaitement identiques. Satisfaite, elle rangea son couteau.
— Demain, l’un de vous sera débarrassé du Rada’Han… et il sera libre. En ce qui concerne les Sœurs de la Lumière, en tout cas. Je ne parle pas de moi, et encore moins du Gardien. Car le survivant commencera alors à le servir ! S’il est loyal, il sera récompensé quand mon maître traversera le voile. S’il échoue… Je crois que vous préférerez ne pas savoir ce qui attend un serviteur qui le déçoit ou le trahit.
— Ma sœur, demanda Ranson d’une voix tremblante, pourquoi un seul de nous deux ? Nous pourrions prêter serment ensemble. Le Gardien aurait deux fidèles de plus.
Weber regarda son ami. Il détestait qu’on parle en son nom. Depuis toujours, c’était une vraie tête de mule.
— Il s’agit d’un serment du sang. Pour avoir le privilège de le prêter, l’un d’entre vous devra réussir mon épreuve. L’autre perdra ce soir son don et sa magie. Savez-vous comment on arrache son don à un sorcier ?
Tous les deux firent signe que non.
— Quand on l’écorche vif, sa magie s’écoule de lui comme son sang. (On eût dit qu’elle parlait de peler une pomme.) Et lorsqu’il est exsangue, le don l’a quitté…
Blanc comme un linge, Weber regarda la sœur. Ranson préféra fermer les yeux.
La sœur enroula les bandes de peau sur chacun de ses index.
— Je vais demander un volontaire… Ce qui suivra est simplement une démonstration de ce qui attend celui qui se proposera. N’allez surtout pas penser que mourir est un moyen facile de vous en tirer. (Elle eut un sourire chaleureux.) Je vous autorise à brailler, les garçons ! Je crains que ce soit un peu douloureux.
Elle arracha les bandes de peau de leurs poitrines. Puis elle attendit patiemment que ses victimes aient fini de crier, et leur accorda même un petit délai, histoire de les laisser sangloter en paix. Permettre à des élèves de bien assimiler une leçon ne faisait jamais de mal…
— Pitié, ma sœur ! cria Weber. Nous servons le Créateur, comme les Sœurs de la Lumière nous l’ont enseigné.
— Puisque tu es loyal au Créateur, Sam, tu seras le premier à choisir. Veux-tu être celui qui vivra, ou celui qui mourra ?
— Pourquoi lui ? demanda Neville. Pourquoi a-t-il le droit de choisir ?
— Tais-toi, Neville ! Tu parleras quand je t’interrogerai. (Elle se tourna vers Weber et lui souleva le menton du bout de l’index.) Alors, Sam, qui crèvera, toi, ou ton meilleur ami ?
Les yeux fous et le teint de cendre, Weber ne regarda pas son compagnon avant de répondre :
— Tuez-moi et laissez vivre Neville. Je ne jurerai pas fidélité au Gardien !
La sœur sonda le regard du volontaire un moment puis se tourna vers Ranson.
— Qu’as-tu à dire, Neville ? Qui doit vivre ? Et qui doit mourir ? Toi, ou ton meilleur ami ? Qui prêtera serment au Gardien ?
Neville regarda Sam, qui détourna les yeux.
— Vous l’avez entendu… Il a choisi la mort. Si c’est ce qu’il veut, laissez-le faire. Moi, je préfère vivre et servir le Gardien.
— Tu jureras sur ton âme ?
— Oui.
— Eh bien, il semble que les deux meilleurs amis du monde soient arrivés à un accord. Puisque chacun est content, qu’il en soit ainsi. Je suis ravie et fière, Neville, que tu rejoignes notre camp.
— Dois-je assister à la suite ? demanda Ranson.
— Y assister ? répéta la sœur, le front plissé. Il faudra t’en charger, mon garçon !
Si le sorcier déglutit péniblement, son regard resta dur comme de l’acier. La sœur avait toujours su que ce serait lui. Pas à cent pour cent, bien sûr, mais ça ne l’étonnait pas du tout. Elle avait passé tant d’heures à le plier à sa volonté.
— Puis-je demander une faveur ? souffla Weber. Me retirerez-vous le collier avant que je meure ?
— Pour que tu invoques un Feu de Vie de Sorcier, histoire de te suicider ? Tu me prends pour une idiote ? (Elle secoua la tête.) Faveur refusée !
Elle libéra les deux hommes du mur. Weber se laissa tomber sur les genoux, la tête inclinée Il était seul dans la pièce avec deux ennemis, et il le savait…
Ranson bomba fièrement le torse. Puis il désigna la plaie sanglante sur sa poitrine.
— Et que fait-on pour ça ?
La sœur se tourna vers Weber :
— Sam, debout ! (Le condamné obéit, les yeux toujours rivés au soi.) Ton cher ami est blessé. Guéris-le !
En silence, Weber posa les mains sur la poitrine de Neville et répara les dégâts. Sans se démonter, son ami le laissa faire. La sœur s’adossa à la porte et contempla le spectacle.
Quand il eut fini, Weber ne regarda aucun de ses tortionnaires. Il gagna le fond de la cellule et se laissa glisser sur le sol.
Guéri, mais toujours nu, Ranson se campa devant la sœur.
— Que dois-je faire ?
D’un mouvement du poignet, la femme fit sortir le couteau de sa manche et le lui tendit.
— L’écorcher. Vivant !
Elle lui posa la garde de l’arme dans la main.
Ranson baissa les yeux dessus.
— Vivant ? répéta-t-il.
La sœur sortit de sa poche la statuette en étain couverte de poussière. Elle représentait un homme appuyé sur un genou qui brandissait un cristal. Son minuscule visage barbu levé vers la pierre exprimait un émerveillement sans borne. Taillé en pointe, le cristal emprisonnait sous ses facettes une constellation de petites étoiles figées. La sœur épousseta l’artefact avec un coin de sa cape et le tendit au sorcier.
— C’est un réceptacle très spécial. Ce « quillion », on le nomme ainsi, absorbera la magie qui coulera du corps de ton ami. Quand il en sera vidé, le cristal émettra une lueur orange. Tu me l’apporteras pour prouver que tu as accompli ta mission.
— Bien, ma sœur…
— Mais avant, tu devras prêter serment. (Elle tendit le bras, forçant Ranson à saisir la statuette.) Après le serment, tu accompliras ta première mission. Si tu échoues, ou sabotes celles qui suivront, tu regretteras de ne pas pouvoir changer de place avec ton ami. Et tu auras l’éternité pour t’en désoler…
— Bien, ma sœur, répéta Ranson, le couteau dans une main et la statuette dans l’autre. (Il jeta un coup d’œil furtif à Weber, toujours prostré dans son coin.) Ma sœur, pouvez-vous… le… hum… réduire au silence ? le ne sais pas si je supporterai de l’entendre parler pendant que…
— Tu as un couteau, Neville. Si ses bavardages t’ennuient, coupe-lui la langue.
Le sorcier ferma un instant les yeux, puis les rouvrit.
— Et s’il meurt avant que toute sa magie se soit écoulée ?
— C’est impossible, à cause du quillion. Quand le cristal sera gorgé de pouvoir, il commencera à briller. Alors, tu sauras que c’est fini. Si ça te chante, tu pourras achever Weber rapidement.
— Et s’il essaie de m’empêcher de l’écorcher ? Avec sa magie, je veux dire…
— C’est pour éviter ça que j’ai refusé de lui enlever son collier… Neville, quand ton cher ami mourra, le Rada’Han s’ouvrira de lui-même. Apporte-le-moi en même temps que le cristal.
— Et le cadavre ?
La sœur foudroya Ranson du regard.
— Tu sais utiliser la Magie Soustractive. Mes compagnes et moi avons passé assez de temps à te l’apprendre. Sers-t’en pour détruire sa dépouille.
— Compris…
— Quand tu en auras fini, avant de venir me voir à l’aube, tu devras accomplir une autre mission.
— Cette nuit ? gémit le sorcier.
La sœur sourit et lui tapota la joue.
— Celle-là te plaira beaucoup. C’est une sorte de récompense, après un moment pénible. Servir le Gardien a ses avantages, comme tu le découvriras. Échouer coûte cher, mais ça, j’espère que tu n’en feras jamais l’expérience…
— En quoi consiste cette deuxième mission ? demanda Ranson, soupçonneux.
— Tu connais une novice appelée Pasha ?
— Tous les hommes du palais savent qui est Pasha Maes.
— Et ils la fréquentent de près ?
— Elle ne répugne pas à se laisser embrasser et peloter dans les coins sombres.
— Et rien de plus ?
— Quelques types ont réussi à glisser une main sous sa robe. Ils disent qu’elle a des jambes magnifiques, et qu’ils sacrifieraient bien leur don pour les avoir enroulées autour des reins. Mais aucun n’y a eu droit. Certains hommes veillent sur elle comme si elle était un chaton sans défense. Warren, surtout… Il la protège jalousement.
— Lui aussi l’embrasse et la pelote dans les coins sombres ?
— Elle ne le reconnaîtrait pas si elle l’avait sous le nez ! (Ranson ricana.) À condition qu’il ose sortir le sien de ses fichues archives pour la regarder en face. Bon, de quelle mission s’agit-il ?
— Quand tu en auras fini ici, tu iras dans sa chambre. Dis-lui que tu seras libéré demain. Ajoute que le Créateur, pendant tes épreuves, ta envoyé une vision. Et qu’il t’a ordonné d’aller la voir pour lui apprendre à utiliser les superbes appas qu’il lui a offerts. Dis-lui qu’elle a été conçue pour plaire aux hommes, afin de s’acquitter de la mission qu’il a prévue pour elle. Présente-toi comme celui qui a été choisi pour la préparer.
» Explique-lui que c’est pour l’aider à s’occuper du nouveau sujet, le plus difficile qui ait jamais été affecté à une novice. Dis aussi que le Créateur a voulu que cette nuit soit étouffante, pour qu’elle transpire et soit obligée de déboutonner sa robe. Prétends qu’il voulait ainsi l’éveiller à ce qu’il souhaite la voir faire. (La sœur eut un sourire gourmand.) Après, apprends-lui à satisfaire un homme.
— Et vous pensez qu’elle va gober tout ça ? demanda Ranson, stupéfait. Et qu’elle me laissera faire ?
— Répète-lui ces mots, Neville, et tu ne te contenteras pas de glisser une main sous sa robe. Avant que tu aies fini ton discours, tu auras ses jambes autour des reins.
— Si vous le dites…
La sœur baissa les yeux sur le pubis du sorcier.
— Je vois avec plaisir que tu es déjà… en condition pour agir. (Elle releva les yeux, les plongeant dans ceux de Ranson.) Apprends-lui tout ce qu’elle doit savoir pour rendre un homme fou de plaisir. Tu auras jusqu’à l’aube pour ça. Applique-toi, mon garçon. Je veux qu’elle devienne une experte et que son futur amant en redemande… Tu vois ce que je veux dire ?
— Parfaitement…
Du bout de son nerf de bœuf, la sœur releva le menton du sorcier.
— Mais sois délicat avec elle. Pas question de lui faire mal, tu m’entends ? Je veux que cette expérience soit très agréable pour elle, qu’elle y prenne goût. (Elle baissa de nouveau les yeux sur le pubis du sorcier.) Bref, fais du mieux possible avec ce que la nature t’a donné.
— Aucune femme ne s’est jamais plainte…
— Sombre abruti ! Elles ne râlent jamais devant les hommes, à ce sujet, mais dans leur dos. Ne va surtout pas la besogner en deux minutes avant de t’endormir comme une masse. Il n’est pas question que tu te reposes cette nuit ! Occupe-toi de Pasha jusqu’à l’aube, et fais en sorte qu’elle s’en souvienne avec plaisir. Enseigne-lui tout ce que tu sais. (Elle souleva davantage la tête de l’homme.) Aussi plaisante que soit la mission, tu seras au service du Gardien. Si tu échoues, il se passera de toi à l’avenir. Et tu souffriras jusqu’à la fin des âges. Alors, reste attentif tant que tu seras avec Pasha. Demain, j’entends que tu me fasses un rapport détaillé. Il faut que je sache tout, afin de pouvoir la guider.
— Très bien, ma sœur.
La femme jeta un coup d’œil à Weber.
— Plus vite tu en auras terminé avec lui, plus tôt tu seras à pied d’œuvre avec Pasha…
— À vos ordres, ma sœur, fit Ranson avec un sourire lubrique. Quand la femme éloigna le nerf de bœuf de son menton, il lâcha un soupir de soulagement. D’un geste, elle fit flotter sa tunique jusqu’à lui.
— Rhabille-toi, tu es en train de te ridiculiser… (Elle le regarda se vêtir maladroitement.) Demain, ton véritable travail commencera.
— Quel travail ? demanda Ranson quand sa tête émergea du col de la tunique.
— Dès que tu seras libre, tu devras partir sans tarder pour ta terre natale. Tu te souviens d’elle, n’est-ce pas ? Tu iras en Aydindril comme conseiller du haut prince Fyren. Là-bas, tu auras des choses importantes à faire.
— Lesquelles ?
— Nous en reparlerons à l’aube. À présent, avant de t’occuper de Weber, puis de Pasha, tu as un serment à prêter. Le feras-tu de ta propre volonté, Neville ?
La sœur surprit le regard que le sorcier jeta à son ami. Puis il contempla le couteau et le quillion. Voyant ses yeux briller, elle devina qu’il pensait à la superbe novice.
— Oui, ma sœur, répondit-il dans un souffle.
— Très bien, Neville. Agenouille-toi ! L’heure du serment a sonné.
Alors qu’il obéissait, la sœur leva une main, soufflant la flamme de la torche.
— Le serment au Gardien, murmura-t-elle, doit être donné dans l’obscurité, qui est son royaume d’origine…